1793 : les représentants du peuple, enjeux politiques locaux

Les représentants en mission :

Au centre des luttes politiques

 

La lutte d’influence autour des représentants est primordiale et logique dans l'esprit "fédéraliste" des sans-culottes : refusant la dictature d'un agent extérieur au département les sans-culottes de l'Ain prennent le parti de l'utiliser en le circonvenant et en essayant de la manipuler. Dès l’arrivée d’un nouveau représentant dans l’Ain, il est l’objet de nombreuses sollicitations : “ la présence de Gouly calma les esprits vivement agités...il fut assailli de réclamations jusqu’au lendemain à l’heur du dîner ”1. Les sans-culottes reprocheront aux modérés d’avoir investi l’entourage de Gouly, comme les thermidoriens reprocheront à leur tour : “ sur ces entre faits arriva Désisles qui...dit à Gouly qu’il était environné de fédéralistes et qu’un républicain ne devait pas boire avec des hommes qu’il ne connaissait pas ”2 ; "sur le champ entouré par la secte tyrannique. . .Dorfeuille, Millet, le supplicié Vauquoy, secrétaire d'Albitte et le général Lajolais se réunissent à tous les factieux pour circonvenir le représentant et fermer aux citoyens tout accès auprès de lui"3, “ nous accusons aussi ce Méaulle d’avoir constamment repoussé de sa présence les citoyens recommandables par leurs mœurs & leurs vertus ”4. De par leur ignorance des départements dans lesquels ils sont nommés, les représentants sont "une proie facile pour tous les groupes de pression qui savent prendre la bonne attitude" 5. A Bourg, Blanc-Désisles, ancien acteur et fameux orateur, utilise ses compétences pour gagner à sa cause les représentants : "il s'empressa de s'en emparer comme d'un homme à lui et chercha sous prétexte de patriotisme à le faire venir à ses vengeances. . .: pour cela il l'entretint très souvent de ses vertus républicaines et finissait toujours par lui demander l'arrestation de quelques personnes qu'il ne manquait pas de désigner comme aristocrates ou fédéralistes"6. Ainsi, Albitte, qui "était bon et confiant"7, s'entoure de personnes qu'il juge sûres et compétentes pour se faire expliquer la situation dans le département.

 

Les sans-culottes, maîtres des administrations, deviennent les interlocuteurs privilégiés du représentant. Lors du passage d’Amar et Merlino, le premier “ associa à ses projets des hommes chargés de crimes...Amar qui se connaissait en coquins, n’accorda à Bourg sa confiance qu’à Désisles, Convers, Rollet & quelques autres scélérats avec lesquels il combina ”8, dénoncent les thermidoriens en l’an III. Effectivement, les représentants du peuple envoyés dans l’Ain, souvent attentifs aux conseils de leurs collègues de Lyon et n'ayant que pour seule information sur le département l'avis des patriotes locaux, voient rapidement la situation à leur manière et se trouvent presque physiquement isolés de la population. Pour les sans-culottes, gagner la confiance des représentants est une chose, mais les tenir éloignés des réclamations de leurs adversaires en est une autre depuis la venue de Gouly dans l’Ain. Pour cela, Dorfeuille est placé au bureau des pétitions où il réceptionne le courrier du représentant Albitte qui "sans cesse environné de quelques uns de ces brigands, était inaccessible au peuple. Sa porte était fermée à tous les malheureux, il a été pour nous ce que la divinité est pour tous les hommes"9. L'exemple de la citoyenne Temporal venue réclamer la libération de son mari, est typique de l'isolement du représentant : "elle fut admise à l'audience d'Albitte qui demanda soit à elle, soit à Alban maire, pour quels motifs le citoyen Augeraud se trouvait incarcéré (Alban répond) c'est qu'il va trop souvent se promener sur la place. A ce propos Albitte se mit à rire et dit à la déclarante en la reconduisant à la porte, je te marierai demain" 10.

 

Albitte, puis Méaulle, sont les hommes par lesquels les idées lancées dans les "Principes Républicains et Révolutionnaires pour les vrais sans-culottes" sont appliquées. A ce titre, les sans-culottes les considèrent comme des êtres supérieurs, faisant d'Albitte notamment une personne unique et désirée11. Durant toute la durée de sa mission, Albitte est vu par les sans-culottes, comme le moyen ultime de détruire le clergé, l'aristocratie et tous les contre-révolutionnaires12. Pour les sans-culottes, il est le fer de lance d'une politique qui verra leur triomphe : le 23 pluviôse an II, la société des sans-culottes de Bourg, suite à l’intervention d’un sans-culotte de Trévoux, demande que les arrêtés d’Albitte soient étendus à toute la république, et le 4 ventôse an II, dans une adresse à la Convention Nationale, les sans-culottes de Bourg glorifient la présence d'Albitte dans l'Ain : "Le nom d'Albitte sera éternellement gravé dans le cœur des citoyens de ce département, à qui la République est chère"13. Très rapidement, les représentants succombent aux flatteries et endossent avec une grande facilité le rôle que veulent leur faire jouer les sans-culottes14. Lorsque le premier quitte le département et que le second y est nommé, la politique de continuité est de rigueur pour la sans-culotterie : “ il prit Albitte pour son modèle, il se renferma comme lui dans le cercle étroit des intrigants terroristes, qui, depuis & jusqu'à son départ ne le quittèrent plus ; il passait avec eux les jours & une partie des nuits ”15.

Certains patriotes, moins exaltés, ne voient pas seulement en Albitte un représentant en mission manipulable, mais aussi un homme avec ses défauts et sa maladie16 : "Je te souhaite meilleure santé et t'invite à te ménager pour le bonheur des patriotes" 17. Pour d’autres, comme Rollet-Marat, il semble devenir un proche, un ami et lorsqu'il est à Bourg, il est reçu dans le cercle familial de certains révolutionnaires18. Pour certains citoyens biens placés, les représentants deviennent des instruments personnels. C'est le cas en l'an III, notamment, avec les représentants thermidoriens ; le manufacturier Desblancs de Trévoux achète une maison nationale pour y loger sa fabrique de rouleau mais "une personne de Trévoux qui par négligence de son chargé d'affaire manqua le moment de la vente, alors cette personne eut recours aux représentants qui étaient alors à Trévoux…le département sur l'invitation des représentants…prononce la nullité de la vente"19.

Le peuple, quant à lui, ne voit en Albitte qu'un personnage aux pouvoirs étendus dont les attributions et compétences en font le successeur des intendants d'Ancien Régime20. Il est vu comme un homme dont le travail est "fait pour faire le bien"21 mais qui peut devenir terrible : "le glaive d'une main et la balance de l'autre, il fait trembler les coupables et rassure l'innocent. . .(il est) envoyé. . .pour mettre l'ordre et le calme" 22. Pour les personnes qui tombent sous le coup de ses arrêtés, Albitte n'a plus la dimension d'un être humain, mais celui d'une fonction aveugle et sans cœur, à l'instar du citoyen Ruffin qui lui écrit : "je viens de lire ton arrêté, tu sommes tous les ci-devants de se rendre en prison, j'en suis un, je n'ajoute ni restrictions, ni modifications. Je n'ai pas assisté au moment de ma naissance, cela doit te suffire.. . .ou tu es un homme ou tu es un tigre. Si tu es un homme, je te somme toi-même au tribunal de la Raison, au tribunal de la Justice, au tribunal de l'Humanité. . . Si tu es marié, si tu es époux, si tu es père, as-tu pu rendre de sang froid un pareil arrêté" 23.

Avec la présence de Gouly puis de Boisset, un cycle se termine dans l’Ain : celui de l’usage binaire de la violence entre une violence centralisée, incarnée par les représentants du peuple en mission, et la violence locale populaire mise en action par les militants révolutionnaires. Cette dernière n’est plus légitime.

 

La puissance et le pouvoir des représentants du peuple ne sont pour les sans-culottes qu’un moyen d’affirmer et d’assurer leur supériorité face à leurs ennemis politiques et sociaux, mais la présence dans l’Ain, durant l’hiver de l’an II de commissaires civils est un atout essentiel de la poussée de l’idéologie sans-culotte.

Ce sont, en tout, prêt de 700 arrêtés qui ont été pris par les représentants en mission dans l’Ain de 1793 à l’an III. Les plus grands législateurs sont Boisset, avec 238 arrêtés, Albitte avec 134 arrêtés et Méaulle avec 100 arrêtés.

 

 

d'après la thèse de doctorat d'histoire de Jérôme Croyet, "sous le bonnet rouge", obtenue en 2003 à l'Université Lumière Lyon II mention bien et félicitation du président du jury

mis en ligne par l’association SEHRI

 

 

1 Texte réponse du citoyen Févelas de la note insérée contre le citoyen Févélas, n.d. Collection particulière.

2 Texte réponse du citoyen Févelas de la note insérée contre le citoyen Févélas, n.d. Collection particulière.

3Tableau Analytique. . .page 19. Cette pratique, commune aux sans-culottes, n'est pas réservée à Albitte. En effet, les sans-culottes, maîtres des autorités, se servent de leur pouvoir pour faire mener au représentant la politique qu'ils désirent : "si il arrive un représentant en mission à Bourg, ils font leur possible pour le prévenir à leur faveur, ils lui font entendre tout ce qu'ils peuvent". Dénonciation contre Blanc-Désisles, Alban, Laymant, Gallien et autres scélérats. A.D. Ain 15L 131.

4 Dénonciation des citoyens de la commune de Bourg contre Amar, Javogues, Albitte et Méaulle à la Convention Nationale, 23 floréal an III. Collection particulière.

5 Voir LUCAS (C.) : La Structure de la Terreur. L’Exemple de Javogues et du Département de la Loire. Oxford University Press 1973. Traduit par G.Palluau St Etienne Université Jean Monnet, 1990, page 60.

6Déclaration de Convers. A.D. Ain 15L 131.

7Déclaration de Convers. A.D. Ain 15L 131.

8 Dénonciation des citoyens de la commune de Bourg contre Amar, Javogues, Albitte et Méaulle à la Convention Nationale, 23 floréal an III. Collection particulière.

9Lettre du 11 germinal an II. A.D. Ain 15L 131.

10Témoignage de la citoyenne Temporal, cahier de témoignage A. A.D. Ain ancien L219.

11"je désire bien te voir le plutôt possible, il me tarde de jouir de ce plaisir" Lettre de Rollet-Marat à Albitte du 15 germinal an II. A.D. Ain ancien 2L 49.

"Je ne te rappelle pas le besoin indispensable de ta présence auprès de nous ; tu es Républicain, tu connais l'esprit de noter cité et les patriotes te réclament avec instance, au nom de l'amitié dont tu nous a donné des preuves." Lettre de Gallien à Albitte du 24 germinal an II. A.D. Ain ancien 2L 28.

12Baron-Chalier voit Albitte comme l'impulsion qui manquait "au char révolutionnaire". A.D.Ain ancien 1L 98

13Adresse de la Société des Sans-Culottes de Bourg à le Convention nationale, du 4 ventôse an II, citée par DUBOIS (Eugène) : la Société populaire. . ., page 53.

14Le 18 ventôse an II, Albitte dans une lettre à Blanc-Désisles, lui annonce qu'il peut "compter sur l'ami des vrais patriotes". Lettre d'Albitte à Blanc-Désisles, A.D.Ain 13L 60.

15 Dénonciation des citoyens de la commune de Bourg contre Amar, Javogues, Albitte et Méaulle à la Convention Nationale, 23 floréal an III. Collection particulière.

16"Je te souhaite meilleure santé et t'invite à te ménager pour le bonheur des patriotes". Lettre de Blanc-Désisles à Albitte, du 26 germinal an II. A.D. Ain ancien 2L 56.

17Lettre de Blanc-Désisles à Albitte, du 26 germinal an II. A.D. Ain ancien 2L 56.

18Dans ses correspondances avec Albitte, Rollet-Marat lui donne le bonjour de sa femme, comme il demande au représentant, dans certaines de ces lettres, d'embrasser pour lui Dorfeuille, Millet et Darasse.

19 Lettre de manufacturier Desblanc à l'horloger Guillot de Bourg, 16 brumaire an IV. Collection particulière.

20"les représentants sont les pères du peuple". Dénonciation contre Désisles, Alban, Laymant, Gallien et autres scélérats. A.D. Ain 15L 131.

21Lettre anonyme du 11 germinal an II. A.D. Ain 15L 132.

22Lettre du 8 avril 1794, du citoyen Michelli de Genève. A.D. Ain ancien L278.

 

23Lettre de Ruffin fils de Pont-de-Vaux à Albitte, du 17 germinal an II. A.D. Ain 1L 253.

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