itinéraire de la route de Genève à Chamonix

 

 

 La découverte de la montagne, au cours de la deuxième moitié du dix-huitième siècle, devient un phénomène qui concerne un public vaste, curieux, cultivé et en mesure d'affronter les risques et les difficultés d'un voyage vers des territoires peu accessibles mais qui stimulent l'envie de connaître et l'émotion. Jusqu’aux dernières décennies du XVIIIe siècle, l’immensité de la montagne déroute et effraye. Elle est considérée comme un lieu sauvage, hideux, inhospitalier et dangereux, peuplé de bêtes féroces mais aussi de brigands.

Les premières ascensions du Mont Blanc à la fin du XVIIIe, notamment celle d’août 1787 popularisent Chamonix, désormais l’une des nouvelles étapes du "Grand Tour", et marquent le début de la vogue du tourisme alpin, érudit et romantique. En effet, la montagne et les Alpes particulièrement, devint un espace privilégié par son isolement et sa quiétude. Elle représente un nouvel Eden, un refuge à l’abri des contraintes sociales, de la corruption des villes, le lieu de la retraite heureuse, de l’évasion, du retour aux sources, salutaire pour le corps comme pour l’âme. Dès lors, les expériences de certains voyageurs, artistes, hommes de science et érudits, se traduisent dans des comptes rendus, des itinéraires mais aussi en images, au sein duquel l'imaginaire culturel a perpétué sa perception d'itinéraires, lieux, paysages, architectures, monuments et villes.

 

 

« A une demie-lieue de Genève, le village de Chêne [1], après avoir passé le pont qui est sur la Seina, on entre en Savoie. Au bout de 15 minutes on trouve le village de Molsule. Une petite demie heure après, on passe à l’extrémité d’Annemasse. On commence à monter en ayant le coteau de Montoux à gauche. Après l’avoir dépassé, on travers la Ménoge sur un beau pont. C’est un torrent qui sort de la vallée de Taninge et va se jeter dans l’Arve, à un quart de lieue au dessous du pont. Ensuite on trouve le village de Nungy[2] puis celui de Contamine. Ici on commence à marcher au pied des bases du Môle que l’on a à sa gauche. On y voit sur la hauteur les ruines du château de Faucigny [3], seul reste de la famille des comtes qui ont jadis dominé dans ce pays. On tourne le Môle presque de la moitié de son contour puis on arrive à Bonneville, capitale du Bas Faucigny au bord de l’Arve à quatre lieues de Genève. Il faut loger aux Trois Maris.

 

En sortant de Bonneville, on passe l’Arve sur un beau pont puis on remonte l’Arve que l’on a à sa gauche et à sa droite, on a la chaine des Montbrisons. Après une lieue et demie de marche, on arrive à Siongy, beau village appartenant au Reposoir, chartreuse située dans les montagnes que vous avez à votre droite[4]. Avant d’arriver à ce village, vous aurez remarqué à votre gauche le Giffre, torrent très considérable qui vient se jeter dans l’Arve, après avoir traversé la vallée de Taninge, il prend sa source au pied du Buet.

 

Après avoir passé Siongy, on trouve à sa gauche, le château de Mussel [5], ruine joliment située sur un petit tertre bien boisé à peu de distance du chemin. En arrivant à Cluses[6], on passe au pied d’un rocher qui surplombe la route, puis on traverse l’Arve et on entre dans Cluses à deux lieues de la Bonneville. On peut loger à l’auberge Neuve à droite en entrant.

 

A [une] demie-lieue plus loin, on voit sur les escarpements de la montagne qu’on a à gauche, l’entrée de la grotte de Balme[7], qui semble la bouche d’un four. Un peu plus loin, on trouve de très belles sources qui sortent d’à côté et de dessous le grand chemin, on croit que cette eau vient du lac de Flaine situé sur les hauteurs à cinq lieues de là puis on entre dans le beau village de Maglan[8]. En en sortant, il y a de très beaux échos, il faudrait y jeter quelques grenades. Plus loin, on voit de grands rochers qui se sont éboulés au printemps 1772, plus loin on voit la cascade de Nant d’Arepnas ; elle est haute de 860 pieds, ce qu’il y a de plus remarquable, c’est la singulière direction des couches de rochers qu’elle traverse. De là, on arrive au village de Saint-Martin où on passe l’Arve sur un beau pont et un quart de lieue plus loin on entre dans Sallenche [9], capitale du Haut Faucigny.

 

Il faut loger à l’entrée de la ville chez Cherney.

 

Autour de Sallenche, il faut voir le lit de la Frasse, torrent qui charrie de gros blocs de granit parmi les couches d’ardoises qui forment le lit. Il y a aussi de charmantes promenades sur tout du côté de Saint-Joseph.

 

En sortant de Sallenche, on retourne passer l’Arve à Saint-Martin à une lieue plus loin on voit sur la droite de l’autre côté de l’Arve, le village de Saint-Gervais puis sur la gauche celui de Passy.

 

On arrive à Chede où on commence à monter, il y a là à voir sur la gauche une fort belle cascade, mais il faut y aller à pied, c’est à un quat de lieue du chemin, au haut de la montée, on trouve le petit lac de Chede qui est joliment entouré. Pour voir les beaux points de vue, il faut aller au bout qui est opposé au grand chemin. Un peu plus loin, on passe le Nant Noir, espèce de torrent qui charrie beaucoup de décombres. Ensuite, on traverse une contrée toute couverte d’ardoises broyées qui se nomme le Nant Sauvage puis on arrive à Servoz, joli village où il y a des mines de plomb et de cuivre que l’on exploite[10]. On peut y voir chez m Gobelet, directeur des Mines, des modèles en relief de la vallée de Chamouny[11].

 

En sortant de Servoz on a l’Arve à sa droite et l’on voit un peu plus loin, sur la rive opposée, les ruines du château de Saint-Michel sur une petite éminence ; ce château est fameux par les histoires de diables et de sorcières que l’on en raconte [12] ; puis on passe l’Arve sur le pont Pelisser et l’on monte la montagne par un chemin d’une bonne demie-lieue qui est coupé dans les rochers et qui se nomme les Montées. Arrivés au haut, on découvre tout d’un coup la vallée de Chamouny. De là, il y a encore trois quarts de lieues pour arriver à la paroisse des Ousses. Après l’avoir passé vous trouverez les torrents de Cagria et de Bionnassay où il n’y a d’eau que dans les temps de pluie et qui grossissent en très peu de moments au point d’être dangereux ; ils descendent de deux petits glaciers situés sur les hauteurs dont ils portent les noms.

 

Une demie lieue plus loin, on trouve le village des Bossons [13], là on peut laisser les charabans et aller voir le glacier[14] de ce nom. C’est le plus abordable de tous, on en fait le tour en deux heures.

 

Une lieue plus loin, vous arrivez au Prieuré. On est bien et proprement logé chez la veuve Couterau. C’est de là qu’on part pour faire des courses. Celle du Montauvert est une des plus usitées, il y a trois lieues de montée dont on peut faire la moitié à mulet. Il faut un guide par personne et les guides se payent six livres de France par jour par tête. La course du Chapeau est moins fatigante mais on domine moins la vallée de glace. La voute de glace qui fait la source de l’Arveron est abordable sans monter, étant au fond de la vallée. Il y a près du prieuré des promenades charmantes dans les bois et les clairières qui bordent la rivière, après qu’on a passé le pont qui touche la maison que vous habitez.

 

A deux grandes lieues plus loin que le prieuré est le glacier et la paroisse de l’Argentière[15]. La route continue par le col de Balme où la Tête Noire, à cinq lieues du prieuré, et de là, on redescend dans le Bas Valais et on arrive à Martigny d’où on peut revenir par Saint-Maurice, Bex, Aigle, Villeneuve, Vevey, Lausanne, mais les étrangers ne qui ne veulent pas faire le tour peuvent s’éviter la peine d’aller à l’Argentière, ce glacier n’ayant rien de particulier et étant moins intéressant que celui du Montauvert et que celui des Bossons ».

 

 

 

Retranscription Jérôme Croyet

 



[1] Chêne-Pâquier relevait de la seigneurie de Saint-Martin-du-Chêne, dont le château et le bourg ont disparu. Il y avait 138 habitants en 1803.

[2] Le nom semble provenir d'un domaine gallo-romain, Nangiacum, issu d'un nom d'origine germanique, probablement NagiusLe village compte 259 habitants en 1793.

[3] Berceau des sires de Faucigny, qui contrôlent la vallée de l'Arve, il devient le siège d'une châtellenie à leur disparition du xiiie siècle au xvie siècle.

[4] Ce trajet est aussi décrit dans le « nouvel itinéraire des vallées autour du Mont-Blanc » par Pictet, en 1818.

[5] Le château de Mussel a été construit au XIVe siècle dans la seigneurie de Châtillon-de-Michaille.

[6] En 1720, le travail de l’horlogerie est introduit dans une vallée qui ne vit que de l’agriculture. Très vite, les ateliers familiaux se multiplient et fournissent les grandes firmes de Genève en Suisse.

[7] Elle deviendra un lieu touristique à partir de 1807.

[8] Grâce à l'émigration en 1726 vers la Suisse et vers l'Allemagne pour exercer le métier de chaudronnier, les habitants de Magland obtiennent le monopole du travail du cuivre auquel s'ajoute le trafic du métal usagé et le commerce ou la contrebande d'or et d'argent. Avec ces métiers s’installe aussi l'horlogerie. 

[9] Il s’agit de Sallanches.

[10]  La tradition veut que les mines de Servoz aient été exploitées dès l'antiquité. Au Moyen Age on sait que les prieurs de Chamonix accordèrent des concessions pour leur exploitation. Deux sites de mine ont été prospectés à Montvauthier, tous deux sont le fruit d'une exploitation récente (xixe-xxe siècles). Toutefois des traces plus anciennes d'extraction à ciel ouvert, actuellement envahies par la forêt, ont été observées. 

[11] Ancien nom de Chamonix, encore utilisé par Alexandre Dumas en 1833.

[12] Jusqu’en 1435, le château ne fut plus occupé, mais simplement conservé par le Duc de Savoie, qui pouvait ainsi le réarmer en cas de guerre. Deux frères avaient entendu parler d’un trésor enfoui par des peuples anciens, les Ceutrons, bien avant la construction du château, en 1289. « À force de fouiller les rochers au pied de la fortification, les deux jeunes hommes découvrirent un passage… Les deux intrépides tentèrent l’aventure dans les entrailles de noire réputation. Les heures se transformèrent en jours, et les jours en semaines. Et personne au village n’entendit plus parler des deux frères. C’est un jeune berger qui découvrir un homme en guenilles blotti dans l’anfractuosité d’un bloc erratique de granit…Il le conduit avec angoisse au bourg et d’autres le reconnurent. Mais qu’avait-il au visage ; qu’avait-il bien pu voir pour que ses yeux fussent aussi cruellement brûlés ? Tout à sa folie, le pauvre garçon parla d’un interminable cheminement sous la montagne, d’une lueur d’or au plus profond de la terre. Il parla aussi d’or et de pierres fabuleuses. Il raconta sa peur quand son frère voulut aller plus avant pour assurer leur fortune, de son angoisse quand son frère disparut dans “la lumière” et de sa panique quand il hurla comme un damné. Surtout, de son effroi quand se dessina la silhouette du Démon. Aveuglé parce qu’il appelait le Diable, il avait fui, s’était égaré à maintes reprises et un jour, ou une nuit, avait retrouvé la surface. De son frère en revanche, plus personne n’entendit jamais parler ». https://www.ledauphine.com/haute-savoie/2012/07/23/le-chateau-saint-michel-l-antre-du-diable

[13] Le village est à trois kilomètres de Chamonix.

[14] Il est formé par la convergence de deux glaciers, l'un provenant directement du mont Blanc et l'autre du mont Blanc du Tacul, un peu plus à l'est, et présente donc une moraine médiane considérable.

[15] Au xviiie siècle, Argentière dépendait du prieuré bénédictin de Chamonix.

 

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