Suisses et Idaniens : l'apprentissage des identitées

3.1 SUISSES ET FRANÇAIS : L’APPRENTISSAGE DE LA CONFRONTATION IDENTITAIRE

 

            Tout au long de la Révolution et de l’Empire, avec une accalmie Lémanique de l’an VIII à 1814, les rapports humains entre les Suisses et les citoyens de l’Ain, représentants les plus directs des Français pour les Genevois, sont très conflictuels[1]. Ces conflits humains permettent, dès 1790, une identification unitaire des gens de l’Ain face à un opposé, chargé de toutes les tares, le Suisse, ou plutôt les Suisses dont on essaye toutefois pas de comprendre les particularismes géographiques. Dans cette confrontation, les gens de l’Ain mettent en exercice leur système d’identification par l’opposition.

Dès l’automne 1792, les Suisses, fort de leur esprit séculier d’entrepreneur économique, expriment de façon libre leur mépris pour les Français et leur système politique ; le 22 octobre, 5 fusiliers et 3 dragons bernois en insultant la cocarde tricolore déclarent à une marchande de Versoix qu « il faudrait 10 Français pour faire un Suisse »[2]. Très rapidement cette morgue suisse est ressentie, à partir de l’an II, par les citoyens de l’Ain comme de l’aristocratisme. Le Suisse devient dès lors le synonyme de l’aristocrate mercantile sans scrupule, de « vampires »[3]. Ce sentiment de supériorité suisse s’exprime régulièrement envers les gens de l’Ain. En l’an XI, un conducteur d’équipages militaires de Châtillon de Michaille, est insulté par une cantinière suisse et frappé à coups de bâton par des soldats de la 3e demi-brigade suisse, « en vomissant des horreurs contre les français »[4], pour les avoir conseillé de na pas maltraiter les animaux de bât. Le 8 juin 1815, le domestique suisse du dombiste Greppo, déclare aux Gardes Nationaux qui l’arrêtent pour le meurtre du curé  de St André de Corcy, que « dans douze jours vous serez fait prisonnier par les Suisses »[5] qui mettront les fers aux paysans français.

 

De leurs côtés les gens de l’Ain ne ménagent pas non plus leur dégoût pour ces Suisses. En effet, jusqu’en 1790 au Suisse s’accole l’image du soldat suisse, sujet soldée d’une royauté éxangue. Cette image fait du suisse, pour le citoyen de l’Ain, l’homme à acheter qui n’a pas d’amour propre et d’idéologie : le massacre des Suisses de Sonnenberg à Lyon en octobre 1790 ne soulève aucun commentaire dans l’Ain. En l’an VIII, l’ancien soldat suisse au service de la France devient à ce point suspect qu’il est étroitement surveillé par les préfets et les sous-préfets[6]. Les Français suspectent l’intégrité morale des Suisses. Pour Soulavie, le résident français à Genève, témoin des troubles révolutionnaires genevois de 1794, cette révolution « est une révolution d’argent et de cupidité »[7].

 

Dès lors les gens de l’Ain, et leurs administrations successives, vont tenter de mettre à raison ses Suisses dont le caractère et les privilèges narguent l’esprit égalitaire français. Ils vont être aidés en cela par les événements. Dès le mois de juin 1791, les administrations et les Gardes Nationales du pays de Gex[8] prennent des mesures de police pour renforcer les mesures de contrôle sur la frontière, à Versoix et dans les mandements. A la méfiance « naturelle » des citoyens de l’Ain se joint, le 20 juin, les alarmes de certains suisses vivants en France et insérés dans le maillage social et politique du département[9]. La vivacité de ces actions, leurs applications[10] mais aussi les attaques de suisses exilés en France, entraînent une vive réaction genevoise, le 20 juin[11], puis, sous le couvert de la fraternité entre les états et de la sûreté intérieure, le 31 juillet, de grands mouvements de troupes le long de la frontière. Outre ces tensions, cette affaire met en évidence la différence de perception de la Suisse entre Paris et l’Ain, où le 26 juin, l’administration du département de l’Ain doit demander au district de Gex de calmer la situation au nom de l’hypocrite cordialité franco-genevoise[12].

De même les troubles secouant Genève rendent la Suisse suspecte particulièrement dans le Bugey. Dès le 27 juin 1791, les marchandises venant et allant en Suisse sont alors l’objet scrupuleux des recherches et d’immobilisation[13] parfois préjudiciables.

A l’image du Suisse mercantile s’accole dès 1791 avec l’émigration en Suisse, l’image du suisse sournoit et contre-révolutionnaire. Dès mars 1793, les menaces de danger extérieur et la hantise de complots fomentés par les émigrés à partir des cantons suisses[14], poussent Amar et Merlino à radicaliser la politique révolutionnaire d’autant plus que d’importants mouvements de milices suisses se font dans le canton de Berne où des communes déclarent vouloir être rattachées à la France[15]. Avec la crise fédéraliste lyonnaise et le crainte exprimée, le 7 octobre, d’un repli fédéraliste en Suisse[16], cette image du suisse favorable à la contre-révolution d’accroît. Elle est alors largement diffusée dans des cercles patriotiques du Bugey que sont la municipalité et la société populaire de Nantua.

En l’an II, alors que les mouvements révolutionnaires genevois battent leur plein, la réaction anti-suisse de l’Ain prend une nouvelle tournure avec la présence des représentants du peuple en mission dans l’Ain. Gouly, durant l’hiver 1793, le premier s’essaye dans une politique de contrôle des flux de Suisses efficaces. Certain de la ramification entres fédéralistes Lyonnais et Suisses, il met en cause les passeports genevois et en profite pour dénoncer le trafic d’effets et d’argent de France vers la Suisse. Le 24 nivôse an II, il restreint le droit de passage des Genevois en déclarant uniquement recevable uniquement les passeports émanant du club fraternel de la ville de Genève. Il tente de résorber la morgue suisse en mettant sous scellés tous les biens situés en France des suisses, en leur intimant de surcroît l’ordre de quitter la France sous 8 jours. Si l’atteinte au droit des personnes n’émeu guère les Suisses concernés, l’atteinte à leurs possessions les font réagir vivement dès le 14 janvier 1794 en requérant la levée de l’arrêté de Gouly au nom de leurs privilèges accordés par le Comité de Salut Public le 28 frimaire an II[17], qu’ils obtiennent le 26 nivôse an II au nom « de l’amitié qui doit exister entre la République de Genève et celle de France »[18]. Malgré cela, les suisses restent suspects aux yeux des représentants du peuple en mission. Gouly, sans ce soucier outre mesure des particularismes suisses, modère cette levée de scellés en la faisant surveiller par les comités de surveillance et va jusqu’à faire arrêter certains ressortissants suisses, ce qui entraînent de graves conflits de personnes [19].

Avec l’arrivée d’Albitte dans l’Ain, le Comité de Salut Public se donne les moyens de se renseigner sur les activités révolutionnaires genevoises. Le 11 pluviôse a II, suite aux courriers alarmants de Soulavie, Albitte s'informe auprès du Comité de Salut Public sur la conduite à tenir vis-à-vis de la Suisse Romande. Avec la proximité de Genève et des troubles qui ne cessent de se produire sur la frontière, Albitte demande s'il peut pousser sa mission jusqu'à Genève. Le 10 février, le Comité de Salut Public lui demande de juger par lui-même des actions à mener face à Genève : "Plus voisin des lieux, et plus familier avec les circonstances et les mouvements c'est à toi de juger ce que la prudence exige, ce que la politique commande"[20]. Albitte reçoit carte blanche pour gérer la situation ambiguë avec la Suisse mais sous la condition extrême "de ne point nous immiscer dans l'administration de ceux qui respectent la neutralité ; ta conduite doit écarter tout ce qui pourrait le faire soupçonner" [21]. Pour mener à bien cette mission, il nomme, le 18 mars, un commissaire, Baron-Chalier, afin de se rendre sur la frontière Suisse, surveiller le trafic de numéraire. Le périple de Baron-Chalier est un modèle de personnalisation des ordres reçus. Parti seul, il parcourt entre le 18 mars et le 12 mai 1794 les frontières du département de l'Ain. Il va dans différents districts de l'Ain puis à St Claude dans le Jura rencontrer le conventionnel Lejeune. Par la suite, il se rend sans aucun pouvoir officiel à Genève, où il se renseigne, conformément aux vœux du Comité de Salut Public, sur les émigrés, la société populaire, juge de la conduite de quelques administrateurs et distribue des feuilles patriotiques. Pour lui les genevois sont dangereux pour la République car ils sont mercantiles et agioteurs : "Les suisses favorisent de toute leur force l'exportation de notre numéraire métallique d'une immensité de l'importation faux assignats dont près de trois cent mille livres ont été découverts à Genève même"[22]. Cette mission ne porte aucun fruit, la réaction thermidorienne, précoce dans l’Ain, étant déjà à l’œuvre.

            Dès la réaction thermidorienne, Genève se transforme alors en plaque internationale de l’espionnage[23] auquel les suisses collaborent aussi facilement qu’ils délivrent des messages d’amitié à la France. Dès le 6 fructidor an II, le résident français à Genève, Soulavie, n’est pas dupe de la spécificité suisse : « ainsi Pitt continuera à se servir de l’indépendance de Genève pour sédittioner soit Lyon soit le pays de Gex » [24]. Dès lors le suisse devient espion et, grâce à la découverte de la conspiration de Pichegru, est traité comme tel dans l’Ain[25].

Pour entraver le particularisme suisse, le Gouvernement Français s’attaque au commerce suisse en appliquant, durant l’hiver an VI-an VII, de nouvelles mesures de contrôle des passeports. C’est désormais dans l’obtention d’un passeport pour la France que réside les difficultés : il faut se justifier grâce à une demande motivée et avoir le soutien d’une lettre de l’administration.

 

            Si le Suisse est l’opposé qui permet l’unification identitaire, il en est de même avec le savoyard et ce dès 1789. Avec la diffusion des idées révolutionnaires et patriotiques durant l’été 1789 dans les pays de l’Ain, la Savoie réagit. En août 1789, une troupe soldée arrive à Seyssel-Savoie afin d’empêcher la propagation des idées révolutionnaires, durement critiquées par les prêtres savoyards dans leur prêches dominicaux. Ces manœuvres et ces prêches mécontentent gravement les citoyens de Seyssel-Ain au point que le Roi doit écrire une lettre à l’évêque d’Annecy afin de l’inviter à tempérer ses prêtres. Avec l’émigration d’une partie de la noblesse et de partisans du système monarchique en Savoie, à partir de 1790, le savoyard devient, outre le voleur de travail, le contre-révolutionnaire qui accueille et entretient les ennemis de la Nation[26].

 

Cette figuration du Suisse et ce rejet du savoyard aident à la personnification et la matérialisation du patriotisme de l’Ain et de l’unité des habitants des pays de l’Ain autour d’une entité unitaire qu’est la République et les valeurs de la Révolution. A côté de cette identité née du rejet des Suisses et de la méfiance des Savoyards, se visualise un second identitarisme à l’encontre des opposés sociaux.

 

d'après la thèse de doctorat d'histoire de Jérôme Croyet, "sous le bonnet rouge", obtenue en 2003 à l'Université Lumière Lyon II mention bien et félicitation du président du jury

mis en ligne par l’association SEHRI

 



[1] La Révolution Genevoise, en décembre 1792, qui aboutie à l’élaboration d’une constitution en février 1794, joue un grand rôle dans cette élitisation du Suisse par rapport au Français. En effet, Genève, forte de l’expérience

[2] FERRIER (Jean-Pierre) : Histoire de Versoix. Maire de Versoix, Genève, 1942, réed.1962, 197 pages.

[3] Délibérations des sans-culottes de Ferney Voltaire, A.D. Ain série L.

[4] Plainte du citoyen Joseph Crochet à la municipalité de Nantua, 13 pluviôse an XI. Collection de l’auteur.

[5] A.D. Ain 4M 29. Il déclare aussi que 8 000 suisses viendraient prendre garnison dans l’Ain.

[6] Une enquête est même diligentée à ce sujet, le 27 messidor an VIII, par le sous-préfet de Trévoux.

[7] A.D. Ain 1L 258.

[8] Les officiers municipaux de Divonne mobilisent la Garde Nationale à la frontière le 21 juin 1791.

[9] Le 20 juin 1791, le maire de Saconnex, genevois expatrié, dénonce la facilité avec laquelle le Gouvernement Genevois laisse se répandre dans l’Ain des écrits anti-constitutionnels religieux et la bulle du pape. Ce genevois sera mis en surveillance, en l’an V, comme néo-jacobin.

[10] Le 20 juin 1791, des lettres et des paquets sont ouverts. Parmi eux, une lettre de l’Assemblée Nationale qui déclare « continuer avec la République de Genève la correspondance d’amitié et de bonne intelligence ». A.D. Ain 6L 53.

[11] Les Syndics de Genève envoient une plainte écrite dans laquelle ils revêtent facilement l’habit des bons voisins, « attachés à la Nation française en général ». A.D. Ain 6L 53.

[12] Dans sa lettre, l’administration du département, alors fortement influencée par les patriotes modérés de 1789, désigne encore Genève comme « une république respectable ». A.D. Ain 6L 53. De même, les Etats Suisses adoptent une attitude officielle, hypocrite, de bonnes relations avec la France trahissant la réalité de leurs actes et du soutien qu’ils accordent officieusement.

[13] Le 27 juin 1791, 12 tonneaux de poudre, d’arcs et de flèches à destination de Lauzanne et de Genève et venant de Lyon sont arrêtés à Nantua, où il faut attendre le 29 juillet et l’intervention de l’administration du département pour qu’ils soient relâchés.

[14] Le 5 avril 1793, l’administration du département de l’Ain avoue au Comité de Salut Public avoir été trompée par des lettres trop alarmistes.

[15] Sur ces annonces de préparatifs militaires, l’ambassadeur de France envoi un espion se renseigner. Le 20 mars 1793, il annonce la volonté de paix de Berne au département du Doubs, qui le fait savoir à l’Ain, le 29.

[16] En juillet 1793, un suisse de Coire est arrêté à Nantua porteur de lettres suspectes venant de Lyon. Il est libéré après l’intervention , le 24, des présidents et députés de la Républiques des Trois Lignes Grises, au nom de la fraternité entre les Républiques.

[17] « Ils doivent se flatter (les Suisses) non seulement d’être à l’abri de toute quiétude pour les personnes et leurs propriétés ». A.D. Ain 1L 243.

[18] Arrêté de Gouly, A.D. Ain 1L 243.

[19] Le genevois Michelli, arrêté par ordre de Gouly, n’a de cesse de dénigrer le comité de surveillance de St Jean le Vieux jusqu’à la venue d’Albitte en qui il place tout ses espoirs de liberté : « le glaive d'une main et la balance de l'autre, il fait trembler les coupables et rassure l'innocent. . .(il est) envoyé. . .pour mettre l'ordre et le calme ». A.D. Ain ancien L 278.

[20]Lettre de Soubeyran, A.D. Ain série L.

[21]Lettre de Soubeyran, A.D. Ain série L.

[22]Rapport de Baron-Chalier. A.D. Ain 15L 56.

[23] La résidence française de Genève est alors une boite aux lettres du Comité de Salut Public, alors que son résident est un proche du Comité de Sûreté Général.

[24] Lettre de Soulavie à Méaulle, A.D. Ain 1L 258.

[25] Le 17 germinal an VI, le libraire suisse Fauche Borel est recherché pour sa participation dans la conspiration de Pichegru.

[26] C’est dans les environs de Chambéry que la Légion de Condé se forme avec l’aval complaisant du parlement.

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