1793 : les fédéralistes et les modérés

3.6 FEDERALISTES ET MODERES

 

            A partir de 1793, les jacobins modérés issus des sociétés populaires deviennent les ennemis politiques des sans-culottes. En effet, plus que les aristocrates ou les riches, les modérés sont l’identifiant politique des sans-culottes. Sans les modérés, républicains malgré tout, les sans-culottes ne peuvent pas s’identifier en tant que groupe. Pour ces derniers, le parti des modérés est composé de la chicane, de “tous les plumassiers[1] et de “ceux qui ne peuvent plus gravir la montagne révolutionnaire ”[2]. Si pour les sans-culottes le fédéralisme est d’abord identifié aux Girondins [3], à partir de l’hiver 1793/94 ils ne sont qu’une forme de modérantisme[4] attaché à des professions, avocats, procureurs : "tout cela me fait bien voir que nos ci-devants voleurs, ou avocats et procureurs étaient des géants à tout entreprendre" [5].

Le souvenir de la crise fédéraliste de l’été 1793 attise la haine des sans-culottes contre les modérés, dont ils désirent ardemment se venger de manière radicale : “ les sacrés chiens, qui ont été meneurs de la clique fédéraliste, doivent mettre la tête à la lunette ; et leurs seconds, après comme de foutus Nicodèmes payé leurs folies selon leurs moyens, pourront danser de bonne grâce la carmagnole, ou sinon ” [6]. Cette phrase de Baron-Chalier met en évidence l’existence d’une hiérarchie dans fédéralisme dans l'idéologie des sans-culottes. Il y a d’abord ceux qui ont pris une part très active dans les actions de juin et juillet 1793 contre la municipalité de Bourg et qui ne méritent que la mort pour un crime jugé anti-constitutionnel, puis les passifs qui par leur inaction se sont rendus coupables de complicité. Pour ces derniers, le pardon est possible, dans un premier temps, par des prêches républicains qui “ font reconnaître au peuple égaré son erreur...et démontré que les vrais patriotes étaient les maratistes ”[7], puis en l’an II, par l’acquittement d’une amende effectué selon leurs moyens pour “devenir de bons maratistes ”[8]. C'est une réactualisation révolutionnaire des indulgences de l'église catholique.

Les sans-culottes cherchent à se démarquer d’une manière radicale des fédéralistes et le 31 mai devient une date symbolique. Le 6 pluviôse an II, la société des sans-culottes de Trévoux identifie clairement la signification du 31 mai : “ notre manière d’être avant le 31 mai et l’actuelle ”[9]. A Bourg, la date symbolique choisie est le 30 juin, jour de l’arrivée des jurassiens à Bourg et du brûlement de l’effigie de Marat : “ voyez le tombeau que les sans-culottes ont élevé à leur ami Marat, indignement outragé par ces traîtres ”[10]. Cette date devient, en Bresse et en Dombes à partir de l’hiver 1793/94, la justification de l’hégémonie des sans-culottes et de leur politique à l'égard des modérés et des "non-conformes" à leurs idées : “je ne vous instruirai pas sur les menées sourdes de ces monstres à triple kara...ils ont commis le crime de lèze-nation envers les représentants du peuple Bassal et Bernard, dans le Jura, au retour de cette belle expédition, orgie de 48 heures, assistance des corps administratifs, promenade de l’effigie de la tête à Marat dans toute la ville, menaces et injures gratuitement faites à quatre maratistes...mais, citoyens, un génie révolutionnaire a encouragé les vrais sans-culottes fondateurs de cette société,...maratistes de la municipalité...n’ayez confiance qu’aux patriotes de 1789 et méfiez vous toujours de ceux de deux karaz qui préfèrent leur intérêt particulier au général ”[11]. Le dialogue et l’esprit d’union n’est plus possible entre sans-culottes et modérés, le 9 septembre 1793, la société populaire de Belley propose "d'opposer une barrière" [12] à ceux qu'elle considère comme des traîtres et des espions, notamment les fédéralistes, qu’elle cible parfaitement : "point d'administrateurs fédéralistes, ni leurs infâmes partisans…point de modérantistes ils ne savent pas ce qu'ils veulent"[13]. Pour les sans-culottes, “ la révolution d’un empire ”[14] ne peut se faire avec les fédéralistes, des “ malveillants, (qui) sous le masque du patriotisme, sonnent l’alarme et disséminent les bruits les plus inquiétants ”[15]. Même après l’arrestation des orateurs de Bourg et de Belley, certains sans-culottes envoyés dans d’autres départements, à cause de la guerre, gardent l’idée “ que ce sera ici comme ailleurs, que les malheurs des patriotes finissent et que les peines des modérés commencent ”[16].

 

            Dès la prise en main du pouvoir, les sans-culottes mettent en place une politique d'éloignement de ces "frères ennemis", populaires parmi la bourgeoisie révolutionnaire de l'Ain, en systématisant l'incarcération. En effet, la Révolution crée et amplifie le mode de détention qui prive les hommes de liberté par leur enfermement dans des lieux clos. Sous l'Ancien-Régime, il était très rare que quelqu'un soit condamné à une peine d'enfermement. Avec la mise en détention, le prisonnier est sous l'entière responsabilité du gardien, qui, moyennant une rétribution, doit fournir aux détenus tout ce dont ils ont besoin. Au cas où ces derniers ne soient pas assez riches pour se payer le bois de chauffage et la nourriture, c'est à la collectivité (municipalité, district ou département) de les financer. Cette systématisation de l'enfermement des fédéralistes et des opposants, atteint son paroxysme le 30 janvier 1794, lorsque le représentant du peuple Albitte fait remettre en détention toutes les personnes libérées par Gouly. Ce système est renforcé le 1er février 1794, lorsqu'Albitte, afin de donner plus de précision et plus d'ampleur à son arrêté du 30 janvier, déclare que tous les "administrateurs, hommes de loi, avoués, ex-nobles, ex-prêtres et ex-religieuses, qui avaient été mis en état d'arrestation par ordre des représentants du peuple Amar, Merlino, Bassal, Bernard et Javogues ou les autorités constituées ont été mises en liberté par les agents du fédéralisme, ou d'après les ordres du représentant Gouly" [17] seront réintégrés "sur le champ. . . dans les maisons d'arrêt" [18]. Cet arrêté, qui prend des mesures draconiennes contre les personnes d'une classe sociale précises, répond aux vœux des sans culottes exprimés par Baron-Chalier dans les Principes républicains et révolutionnaires pour les vrais sans-culottes[19] et Thévenin fils dans sa profession de foi de la société des sans-culottes[20]. Cet arrêté prend ses sources dans la crise fédéraliste de l'Ain de l'été 1793 puisqu'il demande la réintégration en prison de toutes les personnes mises en arrestation par Amar et Merlino, c'est-à-dire celle libérés par la foule le 29 juin 1793. On peut noter que cet arrêté est très proche d'une décision de la Commission Temporaire du 21 frimaire an II (11 décembre 1793), qui demande que "tous les avoués, hommes de loi, huissiers, notaires, clercs, ci-devants nobles et prêtres" doivent être mit sur le champ en état d'arrestation et leurs biens séquestrés [21].

 

La chose la plus frappante est la faculté des Sans-Culottes à développer, depuis les événements fédéralistes de juin et juillet 1793, la peur d’un complot ourdi par les modérés. En conséquence, les fédéralistes et les modérés alliés aux aristocrates sont dans l’esprit des sans-culottes réunis pour détruire l’édifice républicain : “rappelons-nous tout ce qui s’est passé depuis 89 ; rappelons-nous, patriotes, que l’aristocrate ou le modéré nous veillent sans cesse, qu’ils épient nos caractères, nos faiblesses, qu’ils sondent tous les replis de nos âmes ; ils nous connaissent parfaitement et par le résultat de leur étude combinée, ils disent : celui-ci peut se prendre par la flatterie et la vaine gloire ; celui-là par l’intérêt ; celui-ci par les repas ; cet autre, par les femmes, ect… ” [22].

 

Dans l'idéologie sans-culotte, l'amalgame entre ces différents opposants se fait rapidement. Le 9 septembre 1793, la société des Amis de l'unité et de l'indivisibilité de Belley, séante aux Ursulines, définit ses adversaires politiques, sociaux mais aussi économiques. Ce sont "de lâches conspirateurs, les infâmes crapauds du marais, les monstres de la plaine…les ci devant nobles, les aristocrates bourgeois" [23]. Face à ceci la lutte politique est de rigueur. Les sans-culottes de Belley demandent "le rappel de tous les généraux, officiers et soldats ci devant nobles, l'arrestation de tous les ci devant nobles, de tout les ci devant bourgeois qui se donnaient le ton de nobles…le désarmement et l'arrestation de tous les individus dénoncés par dix citoyens domiciliés, notoirement patriotes…l'arrestation de tous les fonctionnaires publics qui…ont provoqué depuis le 31 mai une levée de bouchers contre Paris…la consigne dans leurs communes ou dans leurs cantons de tous les fanatiques turbulents" [24]. Cette lutte doit être exemplaire pour tous. L’exemple de la lutte menée à Belley par les sans-culottes de la société des Ursulles contre les modérés de la société du Temple, “ a électrisé tous les patriotes ” [25] qui étaient éloignés des postes par de “ petits roitelets. . .messieurs et honnêtes gens qui nous disaient. . .que nous étions trop ignorants et trop rustres ”[26].

 

d'après la thèse de doctorat d'histoire de Jérôme Croyet, "sous le bonnet rouge", obtenue en 2003 à l'Université Lumière Lyon II mention bien et félicitation du président du jury

mis en ligne par l’association SEHRI

 



[1] A.D. Ain série L non classée.

[2] Discours de Blanc-Désisles à l’armée révolutionnaire, 19 frimaire an II. Collection particulière.

[3] “ eh bien ! mes chers compatriotes, c’est ce même parti qui voulait user de clémence envers le tyran, qui a cherché à discréditer & avilir la Convention dans les départements, l’a dépeinte comme n’étant ni libre dans ses travaux, ni en sûreté, qu’il convenait d’y envoyer une force armée départementale...ils espéraient former un gouvernement fédératif, pourquoi ils commençaient par rendre la force armée fédérative ”. Deuxième lettre de E.Deydier à ses commettants, 1793. Collection particulière.

[4] “ le modérantisme cherche peut être à renaître sous une autre forme. Discours de Blanc-Désisles à l’armée révolutionnaire, 19 frimaire an II. Collection particulière.

[5] Lettre de Bonnet à son frère Antoine Bonnet de Belley, St Malo, 30 prairial an II. A.D. Ain 13L 60.

[6] Avis aux ouvriers et braves gens de la campagne de Baron-Chalier.

[7] Lettre de Rollet-Marat, 11 août 1793. A.D. Ain 13L 60.

[8] Discours de Blanc-Désisles du 5 germinal an II.

[9] VALENTIN SMITH : Bibliothéca Dombésis.

[10] Discours de Blanc-Désisles à l’armée révolutionnaire, 19 frimaire an II. Collection particulière.

[11] Discours de Rollet-Marat à la société des sans-culottes de Châtillon, 23 octobre 1793. Cité par DUBOIS (Eugène) : "la société populaire des Amis de la Constitution de Châtillon-sur-Chalaronne" in Bulletin de la société des naturalistes et des archéologues de l’Ain, n°46, janvier 1932.

[12] A.D. Ain bibliothèque D339.

[13] A.D. Ain bibliothèque D339.

[14] Discours prononcé au Temple de la Raison à Trévoux par le citoyen Moyne, juge au tribunal et membre de la société épurée des sans-culottes, 10 pluviôse an II. Collection particulière.

[15] Discours prononcé au Temple de la Raison à Trévoux par le citoyen Moyne, juge au tribunal et membre de la société épurée des sans-culottes, 10 pluviôse an II. Collection particulière.

[16] Lettre du capitaine Fournier à Jules Juvanon, 28messidor an II. A.D. Ain 13L.

[17]Arrêté du 13 pluviôse an II. A.D.A série L fonds non classé.

[18]Arrêté du 13 pluviôse an II. A.D.A série L fonds non classé.

[19]Dans les articles 11, 14, 15, 16, 17 et 18, Baron-Chalier s'attaque aux hommes de loi, aux aristocrates et aux prêtres.

[20]Thévenin fils, attaque administrateurs fédéralistes et aux aristocrates.

[21]E.Herroit Op.cit, tome 3, page 108

[22] Discours du citoyen Blanc-Désisles à la société populaire de Bourg-Régénéré, du 5 germinal an II. Imprimé à Arles, chez Gaspard Mesnier fils, an II. 9 pages format in 8°. Fonds ancien, bibliothèque universitaire de Lyon.

[23] A.D. Ain bibliothèque D339.

[24] A.D. Ain bibliothèque D339.

[25] Lettre des sans-culottes d’Hauteville, 24 brumaire an II. Registre de délibérations de la société des sans-culottes de Belley. A.C.Belley.

[26] Lettre des sans-culottes d’Hauteville, 24 brumaire an II. Registre de délibérations de la société des sans-culottes de Belley. A.C.Belley.

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