1794 : le serment d'Albitte

3.9 Le serment d'Albitte

 

L'arrêté d’Albitte du 8 Pluviôse an II, qui impose le serment d'abjuration aux prêtres, est une arme juridique qui permet aux sans-culottes de se débarrasser des prêtres devenus inutiles au nouveau culte de la Raison : "Qu'est-il besoin de prêtres pour le culte primitif de la raison ? Pourquoi des intermédiaires entre Dieu et nous ? Il parle à nos cœurs, il lit dans nos âmes; cela nous suffit. Mais voulez-vous voir renaître les dîmes ? Conservez les prêtres. Voulez-vous voir rétablir le casuel ? Conservez les prêtres. Voulez-vous voir soutirer votre argent par des pratiques absurdes, de faux miracles, des actes de dévotion intéressés ? Conservez les prêtres. Voulez-vous exposer vos femmes et vos filles à la séduction d'une classe d'hommes qui fait profession de contrarier le vœu irrésistible de la nature ? Conservez les prêtres. Enfin, voulez-vous laisser aux intrigants, aux aristocrates, aux ci-devants seigneurs, aux facteurs secrets du royalisme, leurs amis, leurs partisans, leurs soutiens naturels, et voir la tyrannie renaître de ses cendres ? Conservez les prêtres"1.

Ce serment, qui plus que l'arrêté en lui-même, surpasse le décret de la Convention du 13 novembre 1793, se veut aussi solennel que peut l'être tout acte religieux, est un serment qui, après celui de la Constitution Civile du Clergé et celui de défendre la liberté et l'égalité, cherche à rendre le prêtre citoyen, à une période de la Révolution qui ne voit en lui qu'un suspect. Albitte veut montrer au peuple qu'en abjurant leur foi, les religieux sont des victimes de l'Eglise. Pour lui, "la vraie manière d'établir la liberté des cultes est d'empêcher que des imposteurs en entretiennent un de privilégié"2. Les prêtres du culte catholique, mais aussi tous les représentants religieux, sont à rendre inopérants : "Les prêtres, de quelque culte qu'ils soient, sont dangereux. Il n'en faut ni de l'Emmanuel;, ni du Soleil, ni de la Lune, ni de la Raison. Point d'intermédiaire entre l'Eternel et l'homme"3. Pour Albitte, comme pour Dorfeuille et les sans-culottes de l'Ain, le citoyen n'a pas besoin d'un intermédiaire, qu'est le représentant du culte, entre l'homme et Dieu. Albitte n'est donc pas un athée, bien au contraire, mais un homme qui veut mettre la religion au service du citoyen et non plus à celui des prêtres. Comment y parvenir ? "En prouvant au peuple qu'il n'en faut point, et en le convainquent que tout prêtre est un homme trompé ou trompeur. . . de reconnaître parmi les prêtres ceux qui sont vraiment dangereux, et de sauver ceux qui ne sont qu'égarés du sort qui les attend"4. Cette action rentre dans la ligne de conduite de la révolution culturelle de l'an II de régénération et de création d'une nouvelle société. Cette vision du renouveau du culte d'Albitte est presque unique à cette époque, au moment où ses collègues, sous l'influence de la Commune de Paris, ne font que déchristianiser à brides abattues.

Si, Albitte, avec cet arrêté, entend pousser à l'application du décret de la Convention du 23 frimaire, les Sans-Culottes entendent se débarrasser des prêtres inutiles au nouveau culte.

 

La formule abjuratrice du serment d'Albitte, travaillée dans son vocabulaire et sans doute établie avec l’aide de sans-culottes proches du monde ecclésiastique, si elle tombe à point nommé pour quelques prêtres poussés dans la vie cléricale par leur famille ou par les privilèges5 qui lui sont liés, affecte durement le clergé constitutionnel de l’Ain, généralement favorable à la Révolution. Les prêtres qui abjurent le font sciemment et en connaissance de cause : sur 44 prêtres qui ont abdiqué et prêté le serment d'Albitte dans les districts de Trévoux et de Nantua, 18 seulement se rétractent en l'an III. Afin de faire d'augmenter le quota des prêtres abjurateurs, les sans-culottes de Bourg, pour rester dans les bonnes vues du pouvoir en place, utilisent des subterfuges afin d'obtenir les signatures de prêtres détenus : "Pendant que j'étais détenu avec beaucoup d'autres prêtres, l'agent national du district de Bourg et celui de la Municipalité, suivis de gens en armes, vinrent une nuit dans notre prison, et à la faveur d'une faible lumière qui permettait à peine de distinguer le papier, ils nous firent signer des têtes d'arrêtés qui ressemblaient beaucoup à des états de présence que nous signions tous les soirs. Ces têtes d'arrêtés furent ensuite remplies d'une formule impie"6.

De leur côté, pour beaucoup d'autorités constituées, l'arrêté du 8 pluviôse n'est pas un acte païen, mais un acte salutaire pour la République : "il n'y a plus de curés et la République n'en a plus besoin"7. Dès lors l'intolérance envers les prêtres non abjurateurs peut s'étendre en toute légitimité. Le 23 ventôse an II, alors qu'Albitte promet à Rollet-Marat8 un arrêté contre des prêtres réfugiés dans le Jura, le directoire du district de Bourg décide que les prêtres du district qui veulent fuir dans le Jura, abjurateurs ou non, seront arrêtés et conduits à Bicêtre et "que tout prêtre du département du Jura qui osera souiller le sol du district de Bourg, que les arrêtés du représentant Albitte ont purifié, sera saisi et traduit dans la même maison"9. Cette décision va plus loin puisque l'administration aux main des sans-culottes ordonne l'arrestation tous les ressortissants de l'Ain qui iraient dans le Jura pour se marier, entendre la messe ou porter des enfants au baptême. Désormais muni d'une arme contre les prêtres, les sans-culottes cherchent à exporter leur combat dans le Jura voisin, asile ouvert des réfractaires ; le 26 février 1794 Alban propose au conseil municipal de Bourg de faire une adresse aux représentants Robespierre-le-Jeune et Lejeune, alors au Jura, pour que ces derniers adoptent les arrêtés d'Albitte. Les prêtres qui refusent de prêter le serment et qui ne fuient pas dans le Jura sont systématiquement enfermés, n'étant plus dignes, pour les sans-culottes d'habiter dans une terre, l'Ain, devenue libre grâce à l'arrêté du 8 pluviôse.

Malgré avoir abdiquer, les prêtres restent suspects aux yeux des sans-culottes et certains d'entre eux se retrouvent en prison du fait de leur état de noble ou parce qu'ils n'ont pas la confiance des patriotes ; et le 31 janvier 1794, la municipalité de Bourg fait enfermer les prêtres abdicateurs à Brou. Cette mesure de la municipalité voue l'aspect social de l'arrêté d'Albitte à l'échec par ceux là même qui l'ont désiré et désavoue l'engagement des prêtres abjurateurs.

Les essais de déprêtrisation n'atteignent que très peu les prêtres non assermentés et réfractaires car, comme le souligne Rollet-Marat, beaucoup d'entre eux ont fui avant 1792 en Savoie et dans le Jura, dont se plaint la municipalité de Bourg. Malgré ces résistances, Rollet-Marat écrit, le 4 ventôse an II, au Comité de Salut Public que "depuis l'arrivée d'Albitte, le fanatisme a expiré. La plupart des prêtres ont abjuré leurs erreurs, avoué leur imposture"10.

 

 

d'après la thèse de doctorat d'histoire de Jérôme Croyet, "sous le bonnet rouge", obtenue en 2003 à l'Université Lumière Lyon II mention bien et félicitation du président du jury

mis en ligne par l’association SEHRI

 

 

1Adresse de l'agent national provisoire du district de Bourg, cité par DUBOIS (Eugène) : Histoire de la Révolution dans l'Ain. Tome 4, page 333.

2Lettre d'Albitte au C.S.P. du 21 Pluviôse an II. A.Aulard receuildes actes du Comité de Salut Public tome 11 page 30.

3Lettre d'Albitte au C.S.P. du 11 Ventôse an II. A.Aulard; Ibid, page 492.

4Lettre d'Albitte au C.S.P. du 11 Ventôse an II. A.Aulard, ibid, page492.

5Plusieurs ex-prêtres s'engagent comme volontaires.

6Biographie de l'abbé Mermet, cité par Ph. le Duc, Op.cit, tome 4 page 443.

7Registre du comité de surveillance de Lagnieu. A.D. Ain 14L 107.

8"Je connais la conduite des prêtres qui se sont retiré dans le Jura et je vais prendre un arrêté vigoureux contre les imposteurs, par lequel je le déclarerai émigrés, s'il ne rentre dans un terme fixe dans le département de l'Ain". Lettre d'Albitte à Rollet-Marat. A.D. Ain 1L 253.

9Registre du directoire du district de Bourg, cité par DUBOIS (Eugène) : Histoire de la Révolution dans l'Ain. Tome 4, page 415.

 

10Lettre de Rollet-Marat aux Comité de Sureté Général et de Salut Public. A.D.A 2L28.

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