1793 : les résistances à la déchristianisation dans l'Ain

 

3.11 LES RESISTANCES

 

La déchristianisation de l'hiver 1793 demeure le fait d'activistes motivés, pour la plupart originaires de Bourg ; Rollet-Marat agent national du district de Bourg est de loin le plus virulent. Craints dans les campagnes, ces activistes sont souvent reconnus par la foule lors de leur passage et quelquefois injuriés, tels Baron-Chalier et Rollet-Marat, dans le district de St Rambert, qui sont "insultés par différents citoyens, qui sortaient de célébrer la décade par une grande messe"1. Le même genre de résistance à la déchristianisation se manifeste dans le district de Bourg lorsque le 6 nivôse an II au soir, Chaigneau et Prévost de passage à Meillonnas sont assaillis et injuriés par des individus sortant de l'église. Durant cette même décade, le 7 nivôse an II, Rollet-Marat doit fuir Ceyzériat sous les jets de pierres. Lorsque ce dernier, véritable hantise des catholiques, est en vue d'un village, il arrive que des individus fassent sonner le tocsin pour prévenir les environs de la venue du "brigand". Le 9 nivôse an II, le maire d'Hautecourt sonne le tocsin et invite "les citoyens à massacrer les sans-culottes"2 ; le 15 nivôse, le tocsin de Jasseron prévient de l'arrivée de "deux personnes dans une voiture escortée par des hommes à cheval qui sont entrés dans l'église après avoir forcé la grande porte"3. A côté de cette résistance active se trouve une résistance passive, moins virulente et moins importante. Cette deuxième forme de résistance est plus le fait des autorités constituées qui, après avoir collaborées avec les commissaires, reviennent sur leurs décisions, telle la municipalité de Jujurieux, qui après avoir accueillie Rollet-Marat et Baron-Challier, le 20 frimaire, les dénonce le 25, après avoir quand même fait détruire ses croix et enlever ses ornements religieux. La lutte contre le culte devient si âpre en l’an II, que tout mouvement suspect entraîne la crainte d’être dénoncé comme fanatique, à l’image de femmes de St Maurice de Remens qui craignent, le 18 pluviôse an II, que les propos anti-civiques de la citoyenne de la Platière, ne les fassent dénoncer comme fanatiques.

Si les activistes de Bourg sont parfois rejetés dans les campagnes, ils sont malgré tout suivis dans leurs efforts par des citoyens issus de la sans-culotterie des villages du département. Ainsi, le 28 frimaire an II, les membres de la société des sans-culottes de Treffort suivent ceux de Bourg pour une pétition qui demande la suppression de la prêtrise. Le 12 nivôse an II, la même société de Treffort entre en conflit avec la municipalité, à propos des pratiques religieuses4. La société de Montluel, elle, ordonne le 22 nivôse an II la destruction de deux chapelles et le 23 nivôse an II celle des clochers des églises de Notre Dame et de Saint Etienne5. Alors que des municipalités comme celles de Lagnieu ou de Pont-de-Veyle décident, en frimaire an II que tous les signes extérieurs de fanatisme doivent être abattus 6, certaines autres comme celle de Cuet, dans le district de Bourg, protestent, en nivôse an II, pour garder leur curé, n'avoir d'autre religion que la religion chrétienne. Les administrateurs du district de Mont-Ferme dénigrent, dans une proclamation, la puissance financière du clergé afin d'accélérer les dons venant des églises : "Citoyens, le moment est arrivé où il ne doit y avoir d'autre religion que l'amour de la patrie, d'autre culte que celui de la Liberté, de l'Egalité et de l'éternelle Vérité. Le masque du charlatanisme tombe de toute part ; de toutes parts aussi nos saints se dépouillent de ces vêtements superbes que dédaigna le bon sans-culotte Jésus"7. Malgré ces encouragements, des individus sauvent, quand cela est possible, les objets liturgiques des destructions et des réquisitions des sans-culottes : "nous avons constaté que l'agent ne s'est point exécuté, puisque la Chapelle de Teyssonge a existé jusqu'au 8e jour de la seconde décade de ventôse et où nous fûmes obligés de nous y transporter. Nous y trouvâmes des gens des environs qui y étaient venus en voyage. Nous fîmes briser les saints de bois, renverser l'autel, cierges, pots à fleurs, casser le tronc dans lequel il y avait 10 sols, moins 1 liard d'offrandes. Nous emportâmes les lavabos, purificatoires, deux nappes d'autel que nous donnâmes à deux pauvres sans-culottes de St Etienne, en présence des officiers municipaux et du maire qui, le soir même furent témoins de la résurrection de huit saints, dont 6 de bois et 2 de pierre ; lesquels ont été sorties de terre après 3 heures de travail consécutif. Résurrection funeste pour ceux qui avaient eu la cruauté de les enterrer, puisqu'ils ont eu la douleur de les voir briser en morceaux et servir à chauffer quelques braves sans-culottes"8.

Pour un certain nombre de prêtres et de catholiques, l'accélération jacobine de l'an II est vécue comme un regain d’agression : « dès les premiers jours de 1794, le glaive de la barbarie, entre les mains de cannibales anthropophages m'atteignit » écrit le curé Mathieu dans son journal. En effet, dès 1792, les troupes françaises émigrées, cantonnées en Savoie, en face du fort Barreaux et de Cessieux dans le Bugey, constatent que les persécutions religieuses envoient leur flot de réfugiés9, qu’ils essayent de recruter ; mais cette émigration religieuse n’est pas forcément sujette à cautionner le retour de la Monarchie.

 

 

Si quelques communes sont encore aux mains des fanatiques10, les sans-culottes sont conscients que les efforts conjoints des sociétés populaires et des activistes, tel Rollet-Marat, produisent des résultats : “ La terre est préparée, il ne s’agit plus que de la semer ” dit Baron-Chalier, le 22 nivôse an II. Toutefois, de Paris, Merlino invite les sans-culottes à adopter une attitude calme, sans trop de zèle : “ l’affaire des prêtres va bien partout, mais ne pressez pas trop la mesure crainte de rompre la corde, pour le mouvement point de violence, point de force, avec le raisonnement et la persuasion vous viendrez à bout de tout, en sens contraire vous pourriez détruire la plus belle opération de la Révolution et celle qui l’honore le plus ”11. Quelques décades plus tard, il réinvite les sans-culottes à la modération : “ point de force, point de violence pour faire admettre notre nouveau système religieux, la persuasion doit tout faire et fera tout ”12. Mais l’action des sans-culottes dénuée de patience et de psychologie vis-à-vis des populations campagnardes, contrecarrent leurs propres objectifs et rapidement, les discours de la sans-culotterie urbaine sont perçus comme des propos aussi “ absurdes qu’indécents ”13 par le monde rural acquis à la Révolution. Le 18 ventôse an II, les commissaires du district de Bourg, envoyés pour vérifier la démolition des clochers prennent à partie le maire de St Etienne du Bois, le citoyen Painblanc : "ce bougre de Painblanc, ignorait soit disant où on avait inhumé ces pauvres momies. Il était bien loin de penser qu'il eût quelqu'un d'aussi sacrilège pour enterrer des morceaux de bois, tandis que la marmite du sans-culotte, n'attendait que ça pour la faire bouillir. Sacré cafard ! Je parie que tu ne sais pas où on les avait enterrés ? Non citoyen, dit-il. En bien, jean foutre, c'est égal, fais nous voir où ils sont. Enfin, puisque vous les voulez, je vais vous y conduire"14. Malgré cela, Rollet-Marat n'hésite pas à aller dans les églises des villages reconnus comme fanatiques, afin de tenir des prêches républicains. Mais comme il lui arrive quelquefois de briser des statues et de prendre des objets du culte, il entre en conflit avec la population et les autorités constituées, comme à Meillonnas, en brumaire an II, à Ceyzériat où à Jasseron en nivôse an II. Malgré les démêlés des sans-culottes pour supprimer le culte, quelques prêtres célèbrent toujours des messes le dimanche15 et beaucoup de rites chrétiens ne sont pas éradiqués comme ils le voudraient ; en nivôse an II, les curés d’Ordonnas et de Seillonnaz célèbrent avec leurs fidèles la fête des rois et le 30 nivôse an II, un sans-culotte de Bâgé dénonce la distribution d'eau bénite faite dans les maisons de la commune par un petit garçon. En effet, la résistance aux actions des sans-culottes n'est pas active quand il s'agit des attaques contre le clergé mais devient effective lorsque celles-ci vise l'homme, le prêtre, celui connu par une communauté dont il a su gagner l'estime. Durant la période 1792 à 1804, avec le retour massif de prêtres en l’an IV par les montagnes autour de Fort l’Ecluse, les missions évangéliques (célébration des mariages, naissances et décès) des prêtres réfractaires dans l'Ain, peuvent être estimées à 661316. Les districts les plus visités sont ceux de Bourg et de Châtillon, faisant de la Bresse et de la Dombes les lieux privilégiés de résistance du culte catholique et donc l'endroit ou l'anticléricalisme et la déchristianisation sont les plus violents.

 

Nombres de missions de réfractaires par districts

1792-1802

 

 

Belley

 

249

 

 

Bourg

 

1638

 

Châtillon

 

1041

 

Gex

 

45

 

Montluel

 

799

 

Nantua

 

383

 

 

Pont de Vaux

 

738

 

St Rambert

 

905

 

Trévoux

 

820

 

 

A Bourg ou Ceyzériat, comme dans tout le district de Bourg, la religion persiste malgré la bonne volonté que met la population à se rendre aux fêtes décadaires. S'il est ardemment fêté, le culte de la Raison n'est que très peu suivi par la population comme nouvelle doctrine religieuse. Cette persistance du culte catholique au sein des populations urbaines politiquement "modérées", donne lieu lors de visites domiciliaires, à des actions sporadiques, immédiates et violentes de déchristianisation de la part des sans-culottes. L'exemple du citoyen Marey-Ychard est l'illustration typique de ces actions immédiates. En effet, alors qu'il vient apposer des scellés chez un détenu, il trouve en entrant dans une chambre un christ, un tableau du Saint Suaire ainsi que des tableaux religieux. Il casse les objets et menace la propriétaire de la maison "de la foutre à coups de pieds dans le cul, hors de chez elle, si elle raisonnait, en la traitant encore de bougre de dinde, de bougre de salope"17. Si, le culte décadaire semble s’imposer facilement dans les chefs lieux de districts, le 24 frimaire an II, les administrateurs du district de Trévoux annoncent aux municipalités de son arrondissement : “ la superstition, source de tant de maux, vient enfin d’être culbutée par la raison ”18, il a le plus grand mal à s’imposer dans les campagnes. Bien que patriotes, elles ne sont pas exaltées comme les villes. Pour les sans-culottes, cet hermétisme du monde rural est dû au manque d’instruction et aux femmes19. Face à ce monde rural qu’ils ne comprennent pas et pour lequel ils n’ont pas su adapter leurs discours, les sans-culottes développent un sentiment alliant supériorité et frustration20. Ce sont des rapports de force qui vont régir la politique des sans-culottes vis-à-vis du monde rural.

 

 

d'après la thèse de doctorat d'histoire de Jérôme Croyet, "sous le bonnet rouge", obtenue en 2003 à l'Université Lumière Lyon II mention bien et félicitation du président du jury

mis en ligne par l’association SEHRI

 

1Mémoire justificatif de Rollet-Marat à Albitte du 1er pluviôse an II. A.D. Ain 1L 253.

2DUBOIS (Eugène) : Histoire de la Révolution dans l'Ain. Tome 4 page 117

3Procès-verbal de la municipalité de Jasseron, 15 nivôse an II. A.D. Ain série L non classée.

4Cahier des sans-culottes de Treffort. A.D. Ain 13L 53.

5Registre de la Société populaire de Montluel. A.C. de Montluel.

6DUBOIS (Eugène) : Histoire de la Révolution dans l'Ain. Tome 4, page 351.

7 Proclamation du 6 frimaire an II cité par LEDUC (Ph.) : Histoire de la Révolution dans l'Ain. Tome 4 page 132.

8 Rapport des commissaires du district de Bourg, 18 ventôse an II, cité par DUBOIS (Eugène) : Histoire de la Révolution dans l'Ain.

9 « Des femmes avaient été fouettées à Seyssel sur la place publique pour avoir fait leurs pâques, chaque jour des bandes de pauvres prêtres chassés de France passaient à travers les postes piémontais. Quelques-uns arrivaient tout criblés de coups et ensanglantés par les pierres qu’on leur avait jetées, tous étaient volés et ignominieusement bafoués ». COSTA DE BEAUREGARD : un homme d’autrefois, Plon, Paris, 1877.

10 Compte rendu de l’agent national du district de Belley, Ibid.

11 Lettre de Merlino à Blanc-Désisles, 12 Frimaire an II. A.D.A. série 13L 60.

12 Ibid.

13 Meillonnas, dénonciation contre Duclos, Thevenin, Chaigneau et Rollet. A.D. Ain 15L 132.

14 Rapport des commissaires du district de Bourg, 18 ventôse an II, cité par DUBOIS (Eugène) : Histoire de la Révolution dans l'Ain.

15Le 8 pluviôse an II, le curé de Grand Corent est suspecté de faire la messe. A.D. Ain série L non classée.

16 A.D. Ain 110J. Registres des prêtres réfractaires.

17Cahier de dénonciation n°1, A.D. Ain 15L 131.

18 Lettre circulaire des administrateurs du district de Trévoux, 24 frimaire an II. A.D. Ain 95 J 16.

19 Ibid.

 

20 "j'ai vu Rollet et Juvanon É maltraiter sans cesse, soit par des menaces, soit par des propos injurieux, ironiques et railleurs, les habitants des campagnes qui venaient leur demander des instructions". Témoignages de François-Marie Charron, commis en chef des contributions du district de Bourg. A.D. Ain 15L 132.

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