nouvelle : "le vieux au bout de mon bancal"

« Worcla ! » se dit Joseph Debrod en lisant les nouvelles de ce début du mois d’octobre 1819. « Le Feld-Maréchal Blücher est mort » lit-il alors qu’il est assis sur le bord du muret, les manches de sa chemise retroussées. En cette période de vendanges sur les côteaux ensoleillés, Debrod est en pleine activité, tout comme presque tout le village de Chaligny. Cette vendange est un moment de la vie locale important, car de celle-ci va dépendre la production du vin gris, que Charlemagne, dit-on appréciait. Alors que Nicolas Galliot prépare chabrot, Debrod se fiche bien des vendanges aujourd’hui. En effet, en lisant la notice nécrologique de Blücher, bien des regrets se mélangent aux souvenirs de ce 16 juin 1815.

« Arkaille ! Joseph » lui lance Gaillot. « Fais pas ton savant avec ton journal » renchéri-t-il alors qu’il verse le vin rouge dans les assiettes creuses sur le sucre et que Collot se passe un linge. Debrod avait été sous-officier dans la Grande Armée : il savait lire et écrire, pas comme le Bourlier, le tailleur d’habit qui se targuait d’amener la mode de Paris parce qu’il avait acheté quelques gravures de mode à un marchand ambulant durant l’été. Debrod ne répond pas, il fixe le journal l’air penseur, les yeux ailleurs. « Qu’est-ce-que tu bassottes ? » lui lance Collot, un peu moqueur. « Ça n’te rointe me mo pia » lui répond froidement Debrod en se levant. Il prend son chapeau et se dirige vers sa maison sous les yeux hagards de ses compères.

« Bon Dieu, mais que j’ai-je fait ce jour là » pense-t-il. « Mais pourquoi, je ne lui ai pas ouvert le crâne » dit il à haute voix en descandant la rue, dans ce début d'après-midi encore bon.

Quelques minutes plus tard, il pousse la porte en bois de sa maison. Marie, sa femme, en train d’essuyer la table en chêne, le regarde arriver, le regard noir. « Que t’arrive-t-il Joseph ? t’es en bisbille avec Collot pour la terre en Lannoy ? ». « Non, ma mie », ses yeux gris devenant plus calmes. « Regardes » dit-il à sa femme en lui tendant le journal. Il s’assoit et prend Marguerite, qui venait d’avoir un an, sur ses genoux. Marie prend le journal et voit la gravure d’un vieux militaire moustachu au regard sévère mais dénué de talent. Marie voie bien que son uniforme n’est pas français. « C’est qui ? » demande-t-elle à son mari. « C’est le Feld Maréchal Blücher. Il est mort il y a peu. Trop peu » dit il à sa femme. « Pourquoi dis-tu cela Joseph, tu me fais peur. Tu le connais pas ce prussien, qu’est ce que ça peut te faire ? » lui demande Marie. Joseph pose Marguerite et ouvre un coffre d’où il sort un bonnet de police bleu galonné de blanc et soutaché de jonquille, sur lequel se trouve une grenade de drap blanc. « Tu te souviens Marie, que j’étais soldat. J’étais maréchal des logis au 9e régiment de cuirassiers » dit-il en sortant un petit carnet[1]. « J’ai servi beaucoup et j’ai été blessé à Waterloo » rajoute-t-il en posant une grand document. « Mais le 16 juin 1815, j’ai croisé cet homme, il était au bout de mon sabre, au sol, sous son cheval ».

« Ce jour-là, les escadrons prussiens et les escadrons français tourbillonnaient, s’entre-choquant sur les pentes des coteaux. A ma droite, alors que les carrés de la garde avancent lentement vers un moulin, je vois un cheval qui tombe avec un vieillard beuglant en uniforme vert qui s’écroule. Un officier prussien descend alors de son cheval. Je fais virer main droite mon cheval et arme mon coup pour fendre le crâne du prussien au sol. Le vieux, avec ses grosses moustaches me regarde, il voit sa mort. Là, au lieu de lui percer un œil, j’hésite face à ce vieux machin, coincé sous son cheval, l’œil torve. A ce moment là, nos cuirassiers sont ramenés par les dragons prussiens. Parant un coup de sabre, je me repli avec mes camarades, voyant les dragons dégager ce vieil officier, tout meurtri et à demi évanoui, de dessous son cheval, et foutre le camp avec son armée fuyant ». Joseph la voie cassée, continue ; « Je ne savais pas qui il était ; je ne savais pas que deux jours plus tard il allait jouer le sort de Mont Saint-Jean ».

Là, Joseph chausse son bonnet, regarde sa femme : « Marie, je l’avais au bout de mon sabre et j’ai hésité à le tuer. J’aurais pu tuer Blücher à Ligny et la face du monde serait différente aujourd’hui » dit l’ancien cuirassier du 9e régiment.

L-G Tournier-Colleta

Octobre 2022

 

 



[1] Le journal de Debrod a été transcrit et publié dans la Feuille de Route n°75

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