1789 : la Convocation des Etats-Généraux dans l'Ain

2.3 La convocation des Etats Généraux :

L'avènement du lobbying culturel

 

        Dans le futur département de l'Ain, l'édit de convocation des Etats Généraux du 24 janvier 1789, "satisfait plutôt les esprits éclairés"[1] et génère beaucoup d'espoir : "1789, année très mémorable par la tenue des Etats Généraux en France, par diverses révolutions, par plusieurs décrets et par une nouvelle constitution. Faits que l'histoire transmettre aux générations futures, qui pourront les lire avec autant d'étonnement que d'admiration"[2]. Les Assemblées des communautés se tiennent du 8 au 18 mars 1789.

            Le Tiers Etat de Bresse, sous la direction des hommes de lois burgiens, se montre un des plus hostiles à la noblesse. En effet, s'il remet en cause l’inégalité fiscale, il demande aussi "que la liberté des élections sera assurée au Tiers. Que ses députés seront choisis par leurs pairs seulement & élus parmi leurs égaux, & que dans les Assemblées où se feront les élections, les privilégiés ne pourront y être présents ni admis...que dans la même exclusion seront compris tous les fermiers, agents & receveurs des ecclésiastiques, des nobles et des seigneurs [3]. Dès 1789, le Tiers Etat assimile la convocation des Etats Généraux à une lutte politique pour l’évolution de la société, rejetant tout rapprochement avec la noblesse, ce qui n’est pas le cas dans le Dauphiné où tous les élus ont des directives communes. Cette lutte politique voit alors l'avènement d'une petite partie du Tiers Etat, les notables locaux issus de la bourgeoisie, au détriment de la masse populaire[4]. Cette bourgeoisie révolutionnaire de 1789, dont Thomas Riboud, Brillat Savarin et Tardy de la Carrière sont les figures emblématiques, est le fruit d'un long travail de sociabilité savante et maçonnique, alliant au sein des loges de Bourg, Thoissey, Belley et Trévoux des intellectuels et des lettrés qui se retrouvent aussi au sein de la Société d'Emulation. Cette élite bourgeoise manipule la rédaction des cahiers de doléances[5] par son instruction et les élections par la prestance et lorsqu’un résultat lui échappe, elle met en cause les cabales et les intrigues politiques qu’elle utilise pourtant [6]. Ainsi, grâce à des pressions exercées sur les votants, Tardy est élu le 18 mars 1789, à Pont-de-Veyle ; de même les cahiers de doléances de Bourg, Pont-de-Veyle, Lancrans et Rillieux traduisent plus les soucis d'hommes locaux influents que ceux réels du peuple[7]. « Soulignons que la monarchie organise…la compétition électorale la plus ouverte de toute la période, puisqu’aucun des élections ultérieures ne se réalisera sur des bases aussi égalitaires »[8]. Cette hégémonie bourgeoise issue de la magistrature, victorieuse de la noblesse éloignée des décisions, prépare, sans le savoir, une audience populaire aux discours démocratiques des sans-culottes.

De son côté, le rejet de la noblesse dans son ordre, facilite l'ascension politique de la bourgeoise de 1789 d'autant plus que la réunion de la noblesse est sujette à de grandes dissensions qui la diviseront durablement, d'autant plus qu’elle ne possède pas de grands noms rassembleurs. En effet, outre la réunion de la noblesse de Dombes à celle de Bresse, le 16 février 1789, la noblesse de Bresse s’adresse à Necker afin de savoir si les nobles ne possédant pas de fiefs peuvent délibérer en commun avec ceux en possédant. Après avoir demandé l'avis des commissaires du Conseil chargés de traiter les affaires relatives à la convocation des Etats Généraux, Louis XVI, par l'intermédiaire de son ministre fait savoir, le 17 mars, aux syndics généraux de la noblesse de Bresse "que le droit d'assister aux Assemblées étant personnel, les nobles non possédant fiefs doivent jouir comme ceux qui possèdent des fiefs, avec la seule différence qu'ils ne sont point assignés personnellement ; que les uns et les autres sont dans la même obligation de justifier de leur noblesse acquise et transmissible et de leur majorité…que la qualité de possesseurs de fiefs jointe à la noblesse personnelle ou à ses privilèges ne suffit point pour introduire la personne qui en jouit dans les Assemblées de la noblesse"[9]. De plus, en cent ans, le nombre de nobles en Bresse a sensiblement diminué[10], alors que la population a globalement augmenté[11]. Seuls, cinquante-trois d'entre eux sont présents lors des délibérations. Eloignée des postes politiques laissés à une bourgeoisie qui occupe le terrain, enfermées dans ses fiefs de campagnes ou ses palais des grandes villes, la Noblesse de l’Ain n’a pas pignon sur rue et aucune pratique politique et sociale. Seuls quelques néo-anoblis vont tenter de sauver ce qu’ils viennent d’acquérir. Dès les premiers événements révolutionnaires, la noblesse de Bresse n'a pas les moyens de jouer un rôle quelconque, peu nombreuse elle est aussi éloignée de ses terres : sur cent trente-trois nobles de Bresse, vingt-huit habitent à Bourg. De plus, elle se désintéresse des événements : vingt-six nobles de Bresse délèguent leurs pouvoirs à leurs fermiers ou à leurs procureurs et, dès le 24 mars, la noblesse fait un compliment au Tiers Etat qui ressemble plus à un acte d'allégeance qu'à une simple politesse : "cette délibération messieurs a été unanime et ce serait faire tort à tout que de douter…du dévouement d'un seul de nous à vos véritables intérêts"[12]. Fortement urbanisée et sans doute sous l'impulsion du comte de Montrevel[13], la noblesse de Bresse, sans le soutien de celle de Bourg[14], déclare le 23 mars 1789 : "que sous le bon plaisir du Roi et de la Nation, à dater de l'époque des Etats Généraux, et non autrement, elle renonce à tous privilèges et exemptions pécuniaires quelconques dont elle aurait pu jouir…sans que la dite déclaration…puisse préjudicier en rien aux droits, prérogatives et honneurs attachés à la noblesse" [15].

Si la noblesse de Bresse se sauvegarde aisément des événements à venir en laissant un peu de ses prérogatives, la noblesse bugiste, généralement moins aisée et demeurant sur place[16] et beaucoup plus rurale, ne prend pas les mêmes positions et offre dès 1791 plus de candidats aux recruteurs de l'armée de Condé[17] que dans la Bresse[18]. Dans le Bugey, comme en Bresse, les prérogatives financières de la noblesse mais aussi du clergé sont attaquées dès le 10 février 1789, par des commissaires du Tiers Etat, qui présentent à l’Assemblée du Conseil des trois ordres du Bugey un mémoire contre les privilèges, affirmant que si “vos deux premiers ordres se décident pour la conservation de leur privilèges...il ne reste de ressource au Tiers Etat, que de réclamer seul & pour lui seul, la plus entière administration de l’assiette des impôts qui seront payés par son ordre ” [19]. Bien que le Tiers Etat lance un appel à l’unité qui mettrait “fin (à) des dissensions qui depuis deux siècles ont séparés les intérêts des ordres [20], la noblesse bugiste, malgré un préambule similaire à celui de la noblesse de Bresse sur l'impôt, se rétracte au fur et à mesure pour arriver à "la juxtaposition de conceptions traditionnelles et des idées du siècle des lumières"[21].

Le clergé quand à lui, s’exprime peu, sauf les curés de campagne qui, en majorité, sont satisfaits de cette convocation « sous l’acoutrement de Henri quatre »[22]. De Versailles, « la cour ne voulut point influencer les élections ; elle n’était point fâchée d’y voir un grand nombre de curés : elle comptait sur leur opposition aux grands dignitaires ecclésiastiques, et en même temps sur leur respect pour le trône »[23]. Ces curés se font les portes paroles patriotes des événements parisiens qu’ils commentent par oral et parfois par écrit tel le curé d’Agneriens.

 

Les réunions électorales de bailliages ont lieu le 17 mars 1789 à Belley et le 23 mars 1789 à Bourg où Thomas Riboud, procureur du roi et subdélégué de l'intendant, fait un discours qui se traduit par la rédaction d'un cahier commun. Ce dernier est un cas, semble-t-il, unique en France. Il prend pour référence les doléances du tiers et dans des colonnes sont ajoutées les remarques du clergé et de la noblesse. L'idée d'un tel cahier est celle de Cerisier, membre de la société d'Emulation de l'Ain, qui joue là son plein rôle d'élite culturelle puisque deux des trois représentants de la noblesse et du clergé qui acceptent un tel cahier sont aussi membres de la Société d'Emulation. Dans les autres bailliages, les cahiers sont rédigés de manière séparée, un pour chacun des trois ordres. Dans ces cahiers "sont…balayées…les doléances réelles des gens de métiers, corporations (et) à plus forte raison les ruraux"[24]. La noblesse garde l'idée d'un pouvoir royal fort, tandis que le Tiers ne lui accorde que le pouvoir exécutif[25]. Dans les doléances, la centralisation monarchique est critiquée. Dans plusieurs cahiers apparaît le souhait "d'une nouvelle organisation administrative plus décentralisée" [26]. Les provinces, surtout la Dombes, veulent garder une identité propre et ne pas être comprises dans un ensemble anonyme[27] ; on demande la création d'un siège royal à Montluel, qui outre rapprocher la justice des justiciables, permettrait l'essor manufacturier de la région. Dans le Bugey, plus précisément à Maillat, Anglefort, Lilignod, Virieu le Grand et Benonces, des plaintes sont énoncées en fin de cahier contre les seigneurs qui se sont emparés des bois de sapins. Dans ces communautés, ainsi que dans celle d'Andret, les habitants demandent "la suppression radicale de toute forme de dépendance personnelle…et des banalités"[28].

Dès 1789, se profile dans le futur département de l'Ain un terrain propice aux germes du fédéralisme et aux revendications du peuple qui s'exprimeront avec les orateurs sans-culottes. Avec trois députés du Tiers sur quatre, la ville de Bourg “conduit l’opinion de la province” [29]. De plus, “l’ascendant de la ville sur les campagnes est acheté d’une autre façon encore. La disette sévit[30]. Bourg fait faire du pain à juste prix ”[31], attirant à elle et aux idées de ses nouveaux orateurs, les villageois demeurant dans un rayon de trois lieues. De même, les députés de Bresse et du Bugey, Populus, Gauthier-des-Orcières et Délilia Decroze entretiennent très vite avec leurs électeurs une correspondance soutenue.

 

La convocation des Etats Généraux permet à l'élite culturelle éclairée du département de l'Ain de se hisser à des postes politiques importants et entrer dans la vie publique locale, sans se soucier pour autant du peuple et de ses intérêts. Ce dernier, en répercussion des événements parisiens des 12 et 13 juillet, devient une foule révolutionnaire avec des embryons d'idées qui rompent d'avec ceux de cette bourgeoisie judiciaire issue du lobbying culturel et maçon. Mais la politisation des foules évolue en 1790-91 avec l'apparition d'une nouvelle élite populaire, bourgeoise mais moins rattachée au cercle culturel. De même, le rôle politique de la foule et du peuple grandit jusqu'à devenir un partenaire de la vie politique. Comment émerge cet embryon d'hommes politiques nouveau ? En quelles circonstances cette foule des villes et des campagnes fait ses premiers pas en politique ? Quelle est son action et celle des élites lors de la Grande Peur ?

 

Jérôme Croyet

"Sous le Bonnet Rouge" thèse de doctorat d'histoire, Lumière Lyon II, 2003.



[1]PERONNET, PLAGNE : La Révolution dans l'Ain 1789-1799 Ed. Horvath, Le Coteau, 1989, 135 pages.

[2] Notes du curé Mathieu de Leyssard, 1789. A.C. Leyssard.

[3] Requête du Tiers Etat de la ville de Bourg. Collection de l'auteur.

[4] C’est aussi le cas en dauphiné où “ l’assemblée consultative était composée uniquement de notables : avocats, notaires, ecclésiastiques, nobles ”.  “ L’histoire en Dauphiné ” in “ Les Cahiers de l’Histoire ”, n°73, 1968, page 66.

[5] « les règlements ne sont que des conseils donnés par le Roy auquels on est pas astreint de se conformer ». Cahier de doléances du Tiers Etat de Beauregard, Franc et Jassan, A.D. Ain série B.

[6] C’est ce qui se passe à Beauregard, Franc et Jassan, où Cinier remet en cause l’élection des députés, non instruits des lois : « on ne peut pas se dissimuler que le cabale et l’intrigue bien plus que la raison et le dicernement ont seuls présidé à la première nomination ». A.D. Ain série B.

[7] A Bourg, la rédaction se fait sous l'influence des hommes de lois, à Pont-de-Veyle, sous celle de Tardy, à Lancrans du notaire Rendu et à Rillieux du curé Carlin.

[8] MARTIN (Jean-Clément) : Robespierre, la fabrication d’un monstre. Perrin, 2016.

[9] Lettre de Necker aux syndics généraux de la noblesse de Bresse, 17 mars 1789. A.D. Ain 113J 3.

[10] Les rôles de la noblesse de Bresse comptent 143 nobles en 1630. Lors de la réunion de la noblesse de Bresse, le 23 mars 1789, 133 nobles sont représentés.

[11] La population de l'Ain est de 307 756 habitants en 1791. La noblesse ne représente que 1% de la population.

[12] Compliment fait au Tiers Etat par le marquis de Grollier, 24 mars 1789. A.D. Ain 113J 3.

[13] Le 5 mars 1789, le comte de Montrevel déclare abandonner ses privilèges.

[14] Déclaration par Messieurs les gentilshommes de la ville de Bourg contre le vœux du Comte de Montrevel de renoncer à tous les privilèges et exemptions pécuniaires, 6 mars 1789.

[15] Délibération de la noblesse de Bresse, 23 mars 1789. A.D. Ain 113J 3.

[16] Sur 157 fiefs nobles, 36 sont savoyards ou d'origines savoyardes.

[17] Dès 1791, les nobles bugistes Louis Alphonse de Forcrand, Joseph Auguste de Reydellet, Louis Anthelme d'Apvrieulx et Antoine François Trocu de la Croze passent en Savoie rejoindrent l'armée de Mirabeau. En 1792, c'est au tour du catholard Ducoin de s'engager dans les chasseurs de Bussy.

[18] En Bresse, Charles Leguat, de Bâgé, émigre en 1791 pour se battre dans la Légion Iralndaise de l'armée des Princes en 1792. Il est de retour à Lyon en l'an IV.

[19] Mémoire présenté à l’Assemblée du Conseil des Trois Ordres du Bugey, 10 février 1789. Collection de l'auteur.

[20] Mémoire présenté à l’Assemblée du Conseil des Trois Ordres du Bugey, 10 février 1789. Collection de l'auteur.

[21] GOJAT (Georges) : Le Bugey de l'ancien régimen à la Révolution (1770-1791). Société Historique le Bugey, Belley, 1999, 707 pages.

[22] Note du curé d’Agnereins. A.C. Agnereins.

[23]  THIERS (Adoplhe) : Histoire de la Révolution Française.

[24] PERONNET, PLAGNE : La Révolution dans l'Ain 1789-1799 Ed. Horvath, Le Coteau, 1989, 135 pages.

[25] PERONNET, PLAGNE : La Révolution dans l'Ain 1789-1799 Ed. Horvath, Le Coteau, 1989, 135 pages.

[26] PERONNET, PLAGNE : La Révolution dans l'Ain 1789-1799 Ed. Horvath, Le Coteau, 1989, 135 pages.

[27] Les 4, 9, 13, 14 & 22 décembre 1788, le Tiers Etat de Dombes demande à Louis XVI la révocation de l’édit de 1781, qui réunit la Dombes à la Bresse. Le 11 mars 1789, les syndics généraux des trois Ordres de Bresse font imprimer des observations relativisant, par la comptabilité, les vues sésséssionniste de la Dombes.

[28] ABBIATECI (André), PERDRIX (Paul) : Les débuts de la Révolution dans les pays de l'Ain, 1787-1790. Les Amis des Archives de l'Ain, Bourg, 1989, 223 pages.

[29] JARRIN (Charles) : "Bourg et Belley pendant la Révolution" in Annales de la Société d’Emulation de l’Ain, 1879, 3e livraison, pages 225 à 268.

[30] De juillet 1788 à juin 1789, le taux du pain blanc passe de 3 livres 60 à 4 livres 30 pour redescendre à 3 livres 90 en septembre.

[31] JARRIN (Charles) : "Bourg et Belley pendant la Révolution" in Annales de la Société d’Emulation de l’Ain, 1879, 3e livraison, pages 225 à 268. 

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